Le peintre, dans les tableaux anciens, se représentait volontiers, incognito, dans un coin de son œuvre, parmi la foule. Puis-je en faire autant ? Ne serait-ce que pour qu’on cesse de se demander pourquoi je m’intéresse à ce déplaisant épisode de notre histoire nationale.
Comme il y a eu le dernier poilu de 14-18, il y aura bientôt le dernier survivant de l’holocauste, le dernier résistant, et plus humblement, le dernier à se souvenir de l’exode de juin 40. Mais comment est-on sûr d’être le dernier ? Pour ma part, en tout cas (depuis le jour de la mort de ma cousine, en août 2013), je sais que je suis le dernier témoin de ma propre histoire d’exode. Mon père, une nouvelle fois sous l’uniforme, comme en 17-18, mais à titre de territorial – ce qui lui valait de rester dans la région parisienne, à Saint-Germain-en-Laye, avant d’entamer sur ordre une retraite insensée qui devait l’amener jusque dans le Bigorre –, avait vainement supplié ma mère, dès le 19 mai, et de façon répétée, de partir à temps, ou en tout cas de m’envoyer à l’abri chez des amis de son pays d’origine, dans la Mayenne. Bon exemple de l’inconscience générale, celle-ci, le 8 juin, avait répondu : « Pour suivre tes conseils, je viens de faire réparer la malle et je vais écrire à nouveau » (à la personne qui devait me recueillir). « Mais tu sais, je n’envisage cela que s’il n’y a pas moyen de faire autrement […]. Espérons que nous n’en arriverons pas là ». Elle ne se décida à partir, de Levallois-Perret (aujourd’hui Hauts-de-Seine), en taxi d’abord jusqu’à Saint-Chéron (Essonne), près de Dourdan, où nous avons retrouvé des personnes de connaissance, puis à pied, en direction du sud, sans destination précise, que le mercredi 12 juin. Mais voyons plutôt comment ma mère a raconté elle-même notre histoire.
50 kilomètres en taxi
Elle écrit, le 18 juillet, à mon père, toujours au pied des Pyrénées : « Le 10 juin au soir la Bourse et les charges ont fermé leurs portes ». (Une autre lettre précise que toute la journée du 10 juin, à la charge d’agent de change où ils travaillaient tous les deux, ma mère et ses collègues ont abattu un énorme travail de préparation de ce qu’on leur présentait comme un déménagement dans une ville de repli, puis ont attendu en vain des instructions plus précises. Le soir, plus question de cela, on leur a simplement annoncé la fermeture.) « Le 12 au matin, nous avons quitté Paris en taxi, Mémère (ma grand-mère), Minet (René), moi et Mme Pagès (une voisine, expansive, pittoresque et quelque peu diseuse de bonne aventure), nous avons été jusqu’à Saint-Chéron. Nous avions l’intention de nous diriger sur Tours et ensuite sur la Mayenne. Nous avons passé une journée chez Monsieur Blin et la nuit suivante (« à minuit », précise une autre lettre), nous sommes tous repartis, y compris la famille Blin et (ma cousine germaine) Jeannine, mais cette fois à pied. » (Une autre lettre précise qu’il s’agissait de parvenir à Châteaudun, où Les Blin avaient de la famille). « Après quelques péripéties (la tempétueuse Mme Pagès s’était évanouie spectaculairement sur le bord de la route), le dimanche (16 juin), tous quatre de Levallois, nous avons dû nous arrêter. La famille Blin a continué (avec ma cousine), nous étions dans un petit pays d’Eure-et-Loir nommé Fains-la-Folie, et nous y sommes restés jusqu’au 9 juillet, date à laquelle monsieur Pagès est venu nous y rechercher. » (Sa femme l’avait prévu en tirant les cartes : un homme brun devait venir à notre secours : c’était son mari, chauffeur de locomotive, bruni par son métier, et je suppose que c’est en train que grâce à lui nous avons pu rentrer.) « Et nous avons tous réintégré Levallois, bien heureux d’être enfin chez nous. »
60 kilomètres à pied
Sur les routes de Beauce, cheminant en compagnie des Blin et de Mme Pagès, ma mère et ma grand-mère laissaient à ma cousine de 12 ans le soin de véhiculer dans ma poussette le bambin que j’étais. Ma cousine, qui a disparu, à son tour, comme je viens de le dire, après tous les autres participants de cette équipée, a réveillé il y a une dizaine d’années, quelques souvenirs, pour moi bien brumeux : par exemple au cours d’un mitraillage ou d’un bombardement, près d’une usine à gaz, nous nous serions jetés dans un fossé, un soldat en déroute me mettant son casque sur la tête pour me protéger. Bien sûr, nous aurions été mitraillés par des avions italiens : un fantasme étrange universellement partagé sur les routes de juin et qui donne à réfléchir sur la fabrique des fausses nouvelles (F. Debyser, « Psychose collective et vérité historique, les attaques italiennes sur la Loire », Revue historique des Armées, 1972, N°3). Nous aurions dormi dans une grange, à côté de chevaux bruyants. Nous nous serions sustentés avec des maquereaux au vin blanc et des petits-beurre. Ma tête bringuebalait, je n’arrivais plus à la tenir droite, me dit-elle encore. J’aurais eu, en tant que benjamin, le privilège d’un peu de lait et d’un œuf. Je ne me rappelle plus le chien Pyrame qui nous accompagnait. Mais je me souviens bien du village, en pleine Beauce, 60 km après Saint-Chéron (60 km en 4 jours, ce n’est pas si mal dans ces conditions), où nous avons fini par nous arrêter le 16 juin, rattrapés par l’avance allemande. Il s’appelait Fains-la-Folie (Eure-et-Loir, aujourd’hui intégré à la commune d’Éole-en-Beauce), ce village qu’Aragon mentionne parmi cent autres aussi peu connus, mais au nom pareillement chantant, dans son Conscrit des cent villages.
Je me souviens des motocyclistes allemands fonçant, pour rire, debout sur leurs motos, sur la route devant la ferme où notre groupe de femmes et d’enfants avait trouvé refuge. Nous nous étions installés dans la ferme Doussineau, dont les propriétaires avaient eux-mêmes fui, abandonnant leurs vaches beuglantes, qu’une réfugiée intrépide et pratique entreprit de traire. En remerciement d’avoir sauvé leur bien du pillage, les fermiers vite revenus nous chassèrent de la maison et nous logèrent dans un appentis de l’étable. Je me souviens d’un petit bois, sur la droite en allant vers la gare, sur la lisière duquel des dizaines de soldats avaient laissé leurs écussons d’unités arrachés de leur uniforme : à quel mobile obéissaient-ils ainsi ? Je m’interroge là-dessus. Je me souviens du café de la gare, où les vainqueurs firent la fête en cassant systématiquement les verres après usage. Du vivant de ma mère, j’ai testé mes souvenirs en lui faisant un plan de cette ferme et du village, où je suis revenu en pèlerinage un jour de septembre 2008, vérifiant encore mes souvenirs bousculés par la modernisation des lieux. J’ai revu la ferme Doussineau, qui n’est plus une ferme, mais apparemment la résidence secondaire d’un Parisien. La gare est désaffectée, mais l’inscription « café de la gare » se lisait encore sur un bâtiment de l’autre côté de la place.
Ma mère avait coutume de dire qu’en arrêt devant le panneau à l’entrée du village, elle avait lu « Fin de la Folie ». C’était assez bien vu. Nous y sommes restés plus de trois semaines. Beaucoup, comme nous, mirent plus de temps à rentrer qu’ils n’en avaient mis à fuir. L’aventure état finie. Mais était-ce vraiment la fin ? Avons-nous cessé de ressentir la désagrégation et l’humiliation de juin 40 ? Même si nous, les derniers lamentables piétons des routes mitraillées, n’avons guère, comme d’autres, héros glorieux ou victimes fameuses, de témoin particulièrement émouvant à transmettre.
René Rioul (né en 1934), Lettres du bidasse, précédées de L’enfant et la guerre, APA 1309, mai-juin 40, pp. 1-4. Autres sources : la lettre de Simonne Rioul à Albert Rioul du 10 juillet 1940, ainsi qu’un entretien téléphonique avec ma cousine Jeannine vers 2010.