Simone Vosch est une bonne écolière, une adolescente qui aime écrire. Elle n’a pas attendu les événements exceptionnels de mai et juin 1940 pour tenir son journal, et elle continuera dans les mois et les années qui suivent, mais la vieille dame que j’ai rencontrée en 2007 était bien consciente de l’intérêt historique qu’avaient pris les pages du printemps 1940, et elle avait accepté de leur faire un sort particulier.
Le premier jour de l’invasion
Ce qu’elle a extrait pour nous de son journal de cette année-là commence donc abruptement le 10 mai 1940 : « Ce matin, alors que le ciel était tout bleu et que le soleil brillait, Mme M* vint me dire que le bruit des canons et le vrombissement des avions l’avaient réveillée. Sans trop de crainte je partis pour l’école ». Elle vit à Hèze, hameau de Grez-Doiceau, à 40 km à l’est de Bruxelles. Ce matin-là, elle prend comme d’habitude le tram pour se rendre à son collège à Wavre, à une dizaine de kilomètres.
Sur le chemin, les gens commentent les événements de la nuit, la destruction des gares et des aérodromes. « À Wavre, des quantités d’autos allaient et venaient dans tous les sens ». Plusieurs parmi les élèves vivent, semble-t-il, en pension, séparés de leurs parents. Deux de ses petites camarades « se tordaient les mains de désespoir, en pensant à leur famille […]. Moi, je ne désirais qu’une chose : que Maman et Tante Simone reviennent (de leur journée de travail) ». En attendant, garçons et filles vont aux renseignements : la Directrice leur confirme que l’école est « licenciée ». Simone rentre donc à Hèze, non sans avoir dit adieu à Claude, Éliane et Ginette (« Les reverrai-je ? »). Tout au long de l’histoire, la narratrice nomme par leur nom de nombreuses personnes, sans que le lecteur sache toujours au juste de qui il s’agit. Des adultes parfois, mais le plus souvent les camarades dont on se souvient, à qui on écrit, ou que l’on rencontre, ne serait-ce que quelques heures. Telle est la convivialité adolescente, et particulièrement le penchant de cette fille unique, dont la mère est veuve.
Rentrée à Hèze, Simone écoute le journal parlé, repart dans l’après-midi pour Grez-Doiceau porter un courrier pour sa mère et sa tante « parce que les lignes de téléphone sont coupées pour les civils ». Là, « j’ai vu les troupes anglaises et françaises […] qui passaient et les gens arrachaient des branches de lilas pour leur donner ». Mère et tante reviennent enfin. Un agent de la défense passive vient ordonner d’occulter complètement les fenêtres, et par précaution, on colle des papiers gommés sur les vitres pour éviter les éclats de verre. On va se coucher « dans une obscurité complète ». Et « avec tout cela, mon camp de Pentecôte, dont je m’étais fait tant de joie, est à l’eau ».
« Depuis quatre heures (le samedi 11 mai), le canon n’a pas cessé de tonner et les avions survolent sans cesse les environs. » Dans la matinée, il y a une alerte. Certes, à la radio les informations se veulent optimistes. Mais de partout viennent des nouvelles de destructions et d’incendies, et à 16h30, la population d’Hèze assiste à un combat aérien ; on saute aussitôt dans des abris de fortune. « Un avion anglais est tombé […] en flammes et il paraît que « les Petites Abeilles » (société pour petits enfants débiles) brûlaient aussi ».
À Bruxelles bombardée, dans la cave au charbon
Le 12 mai, « la matinée se passe à apprêter des caisses pour notre départ. Des alertes ont lieu continuellement ». Dans l’après-midi, « un camion est venu nous chercher pour rentrer à Bruxelles ». Simone détaille les incidents qui ont marqué ce court trajet, un soldat malade qui fait de l’auto-stop, un contrôle par les gendarmes, des troupes que l’on croise et qui sont mitraillées par un avion (plus de peur que de mal pour les voyageurs). Au domicile de Bruxelles, « on aménage la cave à charbon en abri ». Les membres de la famille préparent des sacs à dos avec nourriture et pharmacie, masques à gaz et linge, et, la nuit, ils veillent à tour de rôle.
De fait, dans la nuit du 12 au 13, cinq alertes se succèdent. À la première, ils descendent nu-pieds, sans manteau, et s’assoient dans la poussière de charbon ; par la suite, ils se chaussent, améliorent leur confort, et finissent par prendre leur parti de la situation. Au matin, on se rend compte que des bombes sont tombées dans les environs. « J’ai toujours très peur et je m’imagine à chaque instant entendre soit la sirène, soit des avions, soit le canon. » Mais il suffit de la visite de quelques personnes qui ont gardé leur sang-froid : « depuis, j’ai moins peur ». Mère et fille s’entendent avec un petit groupe d’une dizaine de personnes (surtout des dames et des jeunes) pour partir le lendemain vers la côte. « J’ai été chez Bobonne pour lui dire au revoir ! En la quittant, je suis très triste […]. Reverrai-je encore ma chère Bobonne ? »
Direction : la côte de La Panne
Le mercredi 15, leurs deux voitures prennent le départ à 9 h. La route est encombrée, souvent embouteillée. « Tout à coup, aux environs de Renaix, le ciel se pointille de petites fumées blanches. Ce sont des bombardiers allemands. Nous sautons hors de la voiture et nous nous aplatissons dans un fossé. Les bombes sifflent au-dessus de nos têtes, le canon tonne […]. Deux bombes sont tombées, mais nous n’avons rien eu ». Le convoi est forcé de s’arrêter une heure à Renaix. Impossible d’espérer atteindre la Panne le soir même, comme prévu. Simone et leurs compagnes font étape à Commines, après avoir parcouru 140 km dans la journée. Là, elles dorment sur une « paillasse par terre dans une salle commune (du centre d’accueil) » : « toute la nuit, nous avons entendu le canon ».
Le jeudi 16 mai, départ à 6 h. On s’arrête à Furnes pour embrasser au passage un jeune homme de connaissance qui est soigné à l’hôpital militaire ; puis on arrive à La Panne (60 km de Commines), on y déjeune, et on repart rendre visite à des amis. Le soir, on revient sur ses pas pour s’installer à l’hôtel à Westende (18 km plus au nord).
Le vendredi 17, on ne peut quitter cette localité, à cause de la priorité accordée au passage des troupes, dit-on, alors qu’aucun mouvement de troupes n’aura lieu. « Nous ne pouvons pas sortir de la pension […], [mais] nous nous nous amusons beaucoup et nous ne faisons que rire avec les soldats, sans nous préoccuper de la guerre. » On change de pension pour être plus au large, on fait des courses, les filles jouent « aux proverbes », assises dans l’herbe : « jusqu’à présent, la vie est très facile ». Mais, pour se préparer à un nouveau départ très tôt le lendemain, on dort tout habillées.
Le passage en France
Effectivement, on quitte Westende à 5 h 30 le samedi 18 mai. A Furnes, on subit trois alertes et on doit gagner les abris. Le bruit court que la frontière française est fermée, et on est déjà en train de retourner à la Panne, quand on décide d’essayer tout de même de passer en France. On prend en charge un aviateur belge qui doit rejoindre son escadrille à Tours. Et on franchit finalement la frontière sas difficulté. On passe à Dunkerque, on déjeune dans « une pauvre petite auberge » à Oye-Plage, près de Gravelines. Puis c’est Calais, Montreuil : on traverse des paysages monotones, des « villages […] sales et délabrés ». « À l’entrée de Neuchâtel (Neufchâtel-en-Bray, Seine Maritime), il y a eu une file d’autos formidable et nous avons été obligés de dormir à la belle étoile ». Au terme de cette étape de 250 km, presque tous dorment en fait dans l’une ou l’autre des deux voitures, quelques-uns « roulés dans des couvertures […], dans les fossés ».
Le dimanche 19 mai, départ à 4 h 30, ils gagnent très rapidement Rouen (à 50 km), « où nous nous sommes rafraîchies et où nous avons mangé ». Mais les alertes s’y succèdent et ils préfèrent ne pas s’y attarder. Ils gagnent Brionne (Eure), à 60 km au sud-ouest de Rouen. Le paysage est, pour Simone, un enchantement : « vieux châteaux […], immenses plaines […], rues tortueuses avec des vieilles petites maisons délabrées, [et de] grands bois sombres ». Dommage cependant que les villages ne soient pas aussi propres qu’en Belgique ! Ils pique-niquent dans une prairie, boivent du cidre et du champagne. Mais pas de logement disponible. « À Brionne, il n’y avait pas de chambres, ni de granges libres, aussi nous avons été chercher en pleine campagne. » Le maire leur a conseillé Brétigny (Eure), un peu à l’écart, à 6 kilomètres. Et effectivement, ils y trouvent une petite maison vide qu’ils aménagent. Même si le toit est de chaume, les murs de pisé, et si « les portes et les fenêtres ne tiennent presque pas », avec quelques bottes de paille pour tout couchage, ils y dormiront « admirablement ».
C’est donc là qu’ils passent la journée du lundi 20, journée de repos. La ferme voisine leur fournit du café. Le matin, Simone, en compagnie de Mariette, va acheter à Brionne, le gros bourg voisin, un petit journal illustré : « nous sommes revenues à pied, en plein soleil ». Malheureusement, « l’après-midi, alors que je désirais lire, Mariette m’a ennuyée en me chatouillant ou en m’arrachant le livre des mains ». Du reste, « elle ne partage aucune de nos promenades ; si nous nous promenons, elle se repose ; mais si nous nous reposons, elle se promène ; et, sous prétexte d’un petit mal de talon, elle ne fait pas de courses et pleure dans les bras de sa maman ». Bref, ces jeunes personnes n’omettent pas de se livrer aux chamailleries de leur âge. Peut-être pour échapper à la tension que vivent des adultes ; ou pour la partager sur un autre mode.
Le mardi 21 mai, après avoir dit adieu à la ferme voisine si accueillante, où, d’ailleurs, Simone reçoit en cadeau « un souvenir : une pièce d’argent de 1918 », ils reprennent la route, font halte à Vimoutiers (Orne) pour déjeuner ; à Domfront (Orne) pour dîner ; et ils passent la nuit à l’Hôtel de la Perle à Craon (Mayenne) : 240 km de route apparemment sans histoire ce jour-là. « Nous avons dormi pour la première fois depuis huit jours dans des draps, et nous avons mangé délicieusement ».
L’étape nantaise
Le mercredi 22, il leur suffit d’une matinée pour faire les 100 km de route qui les mènent à Nantes, leur but du moment. Ils y prennent contact avec des personnes de connaissance ; font des courses ; déjeunent au centre des réfugiés où ils laissent sur un grand panneau les adresses qui seront les leurs, pensent-ils, à Saintes, leur but ultime. Menu du soir, vraisemblablement au restaurant : huîtres et vin blanc. Les uns couchent chez des amis, les autres dans un couvent. Pour leur part, Simone et sa mère sont hébergées chez la femme d’un général belge, qui leur demande de la prévenir si elles apprennent des nouvelles de son mari et de son fils. « Notre confort augmente de jour en jour. Hier nous avions déjà un cabinet de toilette, mais pas d’eau courante. Aujourd’hui, nous avons une salle de bain, mais nous n’avons qu’un petit divan d’une personne pour dormir à deux. »
Jeudi 23 mai. « Nous avons très bien dormi et nous avons été réveillées par le sifflement des tommies (des soldats britanniques) auxquels nous avions fait des signes hier […]. Nous avons été déjeuner dans un petit café le long du canal ». Le groupe des réfugiés belges se disperse. Quant à elles, Simone, sa mère et sa tante, choisissent de rester à Thouaré-sur-Loire sur la rive nord de la Loire, à seulement une dizaine de kilomètres en amont de Nantes. Elles y logeront provisoirement dans une « chambrette ». Mais elles accompagnent Monique – que Simone est bien triste de quitter – à Anetz, près de Varades (sur la rive nord de la Loire également, mais à 40 km plus en amont), où elle résidera dans « une petite ferme très sympathique ». « Le long de la route nous avons vu de très beaux châteaux ». D’autres poursuivent leur voyage vers le sud.
Jours tranquilles à Thouaré-sur-Loire
Dès le lendemain vendredi 24 mai, le petit groupe familial de Monique va se renseigner à la mairie pour trouver une location plus confortable. Elles ne la trouveront que le soir à la villa « La pastourelle », mais en attendant Monique fait la connaissance de nombreux adolescents de son âge, filles et garçons, et expérimente les joies du « Château de la Barre-Andrée », dénomination grandiose pour ce qui n’est, apparemment, qu’un établissement accueillant et rustique, où les enfants donnent à manger aux poules, jouent à cache-cache, aux gendarmes et aux voleurs, ou à la balle au chasseur, et prennent leur goûter. Monique y passera d’heureux moments presque chaque jour durant leur séjour (c’est-à-dire jusqu’au 17 juin).
Le samedi 25 mai, après une deuxième nuit dans la « chambrette », le petit groupe déménage pour son nouveau logement chez une dame dont une des trois filles, Renée (19 ans), devient immédiatement l’amie de Simone et lui prête Mon oncle et mon curé. Il y a là aussi un petit chat qui la nuit viendra rendre visite à Simone.
Le dimanche 26 mai, Simone va avec quelques jeunes nouvelles amies à la messe, mais « nous sommes sorties avant la fin. Après, j’ai appris à rouler à vélo […]. Déjà […], je sais tourner, descendre […], freiner, monter des côtes. »
Le lundi 27 mai, mère et tante sont allées à Nantes, pour tenter en vain d’inscrire Simone au Lycée Clémenceau. Celle-ci s’achète et se prépare un repas sommaire, et elle est très fière de parler en anglais aux « tommies ». Elle passe de bons moments avec Renée, chante avec elle des chansons à la mode, « et nous avons ri pour des bêtises ».
La capitulation belge
Le mardi 28 mai, la radio annonce la nouvelle de la capitulation du roi Léopold. « Français, Anglais et même la population belge blâme celui qui a voulu la paix au prix de sa couronne, au prix de l’estime de son peuple ». Mais Simone est révoltée par ces reproches. « Pauvre roi […], toi que l’on accuse de trahison, alors que tu fus un roi humain, que tu as voulu le bien de ton peuple que tu aimais… Quel nom te donne-t-on ? Roi félon !… »
Le lendemain 29 mai, Simone s’ennuie. « Faire les lits, aider à préparer le dîner, aider à laver n’est pas un amusement ». Le surlendemain 30 aussi, et elle remâche sa colère au sujet de ce qu’on dit de son cher roi : « Je suis […] scandalisée […]. Tous ces vieux dirigeants (les ministres en désaccord avec le roi) feraient mieux d’aller à l’hospice et de laisser diriger un roi jeune, un roi qui a de nouvelles idées, un roi qui ne vit pas que pour la gloire. » Le 31 mai et le 1er juin, vie routinière : vélo, « castel de la Barre-Andrée », lettres que l’on écrit à ses amies, ou réponses que l’on espère en vain.
Vélos, bains et balades en bande
Le dimanche 2 juin, « ce matin, j’ai été à la messe avec Renée, Yvonne, Paulette, Colette et Denise, et nous avons ri pendant toute la durée de cette messe ». Elle fait la connaissance d’un garçon de 12 ans sympathique qui a un don « pour arranger les vélos abîmés ». Elle passe de bons moments avec ses amis préférés, qu’elle qualifie de « joyeuse bande de sept ». Ils prennent leurs vélos et vont à Mauves-sur-Loire (6 km en amont), où dans un café, Fernand, le seul garçon de la bande, les initie au plaisir de la bière panachée.
Les événements du lundi 3, ce sont les freins du vélo de Simone qui lâchent au moment où une auto débouche, l’accident grave qu’elle n’évite qu’au prix d’une chute volontaire dans une haie ; et le soldat qui a capturé et lui montre un frelon. Le lendemain, mardi 4, mère et tante retournent à Nantes et rapportent un chapeau de soleil et des espadrilles à Simone. Les jours suivants, rien de bien remarquable : ménage « bâclé », courrier, promenades, et projet de la jeune bande (qui s’est étoffée, ils sont à présent quatorze !), d’aller « camper dans une grange »,… si les mamans sont d’accord !
Le 9 juin est un dimanche. « Je suis très heureuse parce que je ne dois pas aller à la messe, aujourd’hui, j’ai été pêcher dans une île de la Loire […], et nous avons rapporté vingt-et-un poissons. » L’après-midi, on va en bande sur la rive de la Loire : « Quelle joie de se baigner […] et d’être entraînée par le courant […]. Je me suis laissée sécher au soleil, en songeant avec délice à mon sort de réfugiée ». Elle pense aussi à Bobonne, restée à Bruxelles occupé et privée, croit-elle savoir, d’eau, de gaz et d’électricité. « Combien ces pensées semblaient amères devant le calme de cette eau claire, de ce ciel tout bleu […]. Vraiment, pour des réfugiés, nous sommes privilégiés ! »
Nouvelle panique et projets de départ vers le Sud
Le 10 juin, elle apprend par la radio, alors qu’elle est en train d’attendre son tour chez un marchand, l’entrée en guerre de l’Italie. « Les Allemands sont près de Rouen et lorsqu’ils y seront, nous partirons plus bas, vers le sud […], vers Saintes. »
Le 11 juin, « à nouveau, nous vivons dans des transes continuelles et nous ne songeons qu’à partir. » L’après-midi, Simone compose un poème, une suite de sept quatrains, qui est un éloge de la paix, fondé sur le contraste entre la belle nature des bords de Loire et ces « coups de canons maudits » qui sèment la mort là-bas, dans le Nord. Un garçon de la bande lui en réclame une copie.
Le 12 juin, « malgré le temps brumeux, nous avons été nous baigner […]. Nous nous sommes battus dans l’eau. Après le bain, j’ai fait de la gymnastique […], mais les paysans nous grondaient parce que nos aplatissions le foin. » Près de la Barre-Andrée, les jeunes rencontrent des soldats anglais et s’offrent le plaisir de parler avec eux dans leur langue. Plus tard, « nous avons vu un avion allemand qui vrombissait sinistrement dans le soir ». Et d’ailleurs, alors que tout le monde venait de se coucher, il y a eu une alerte, et des bruits d’explosions.
La vie ordinaire continue les deux jours suivants : vélo, jeux, mais les mamans s’opposent à ce que les jeunes aillent se baigner, de crainte que ne soient bombardés « les grands ponts » (le pont de Thouaré est, en effet, en deux parties, de part et d’autre d’une île). Le 14 juin, « Jean m’a déclaré que j’étais sa fiancée et qu’il viendrait prochainement demander ma main […]. Je lui ai répondu que je ne voudrais pas d’un mari comme lui ; aussi, il a été légèrement vexé. »
Le 15 juin, la situation générale apparaît si mauvaise en France qu’on regrette de ne pas être restés en Belgique. « Les Allemands qui l’occupent essayent, dit-on, de s’attirer la sympathie des gens, aussi les Belges (restés en Belgique) sont moins mal lotis que nous. Oh ! Combien nous souhaitons qu’un des belligérants demande la paix ! Mais les Français l’admettront-ils ? […] Peu importe que ce soit les Allemands qui gagnent ! Ils ont été assez aplatis par le traité de Versailles ! La population avait faim là-bas […]. Aussi n’est-il pas étonnant que cet homme (Hitler) soit considéré comme un dieu ». Nouveau bain dans la Loire, nage, bronzage. « Peu après, nous avons entendu des coups de canon, et en revenant du bain, nous avons vu des soldats anglais avec des mitrailleuses. »
Le dimanche 16, la douzaine de Belges réfugiés à Thouaré tente de s’organiser pour embarquer en groupe sur un camion et fuir plus loin vers le sud. « Tout le monde se bouscule pour évacuer. Les Anglais minent les ponts […] et, de tous côtés, on voit des mitrailleuses. » Simone va faire ses adieux à la Barre-Andrée. Mais le soir, quand les réfugiés se réunissent pour délibérer sur une place, beaucoup hésitent, parce que les nouvelles du jour paraissent meilleures. La famille de Simone persiste dans son projet de départ, mais seule, dans une petite auto rouge conduite par un chauffeur local complaisant. La maman de Simone tire argument d’une lettre bizarre reçue de Saintes pour prétendre qu’un beau-frère imaginaire les y attend.
Hésitations, faux et vrai départ
Lundi 17 juin, « notre vie de nomades recommence ! ». Mais la petite auto rouge ne les emmène pas plus loin que Vertou (Loire atlantique), au sud de Nantes, à 15 km. Là, un autre chauffeur devrait les prendre en charge à son tour pour les emmener à La Roche-sur-Yon. En attendant, « à 12 h 30 nous avons été écouter le journal parlé ». Ils entendent le discours d’un certain M. Pétain, nouveau chef du gouvernement. « Je m’attendais à ce qu’il dise […] : « Nous combattrons jusqu’au bout ». Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’il dit qu’il avait fait des démarches près de l’adversaire pour avoir la PAIX ! Quelle joie ! […] Quelles larmes de bonheur ! ». Du coup, elles décident de se faire ramener à Thouaré. Là, « tous les réfugiés avaient un moral épouvantable et ne faisaient que se lamenter, prétendant que les Allemands seraient à Thouaré demain ». Nouveau revirement de la mère et de la tante de Simone, décidées à retourner à Vertou où elles pensent retrouver le chauffeur acceptant de les emmener à La Roche-sur-Yon.
Mardi 18 juin. Ce matin, nous nous sommes levées à 5 h, et, comme nous avions dormi habillées, nous avons été vite prêtes à partir ». L’homme à la petite auto rouge dort encore. Qu’importe, elles feront de l’auto-stop. Un maraîcher complaisant qui allait à Nantes les prend à son bord. De ce fait, peut-être ne passeront-elles pas, pour retourner à Vertou, par les fameux ponts de Thouaré qui sauteront le lendemain (ce que Simone ne saura pas). À Vertou, elles retrouvent le chauffeur de la veille qui les emmène effectivement sans difficultés à La Roche-sur-Yon (Vendée, à 65 km), en compagnie d’une jeune fille réfugiée du Havre. Elles ont la chance de passer la nuit à la Roche « chez une personne gentille qui a mis un matelas à notre disposition » et dont le mari doit les conduire dans son taxi le lendemain jusqu’à la limite du département.
Enfin Saintes, Cozes, et le charme de la Charente !
Mercredi 19 juin, le départ a lieu vers 16 h, mais une panne les retarde, et au bout de 4 heures de route, elles arrivent à Saintes (Charente-Maritime, à 150 km). Trop tard pour trouver un taxi qui les emmènerait chez la personne qui doit les accueillir dans une ferme près de Cozes (même département, à 25 km au sud-ouest). « Nous avons été au centre d’accueil pour réfugiés, et là, nous nous sommes couchées dans une grande salle commune qui contenait des centaines de personnes. Nous nous sommes endormies, tant nous étions fatiguées. » Mais à peine couchées, elles sont réveillées par une alerte aérienne, et partent dans les champs, restent « couchées dans l’herbe jusqu’à la fin de l’alerte (à 3 h) et nous sommes rentrées au centre où nous avons achevé la nuit ».
Jeudi 20 juin. « Nous avons été déjeuner dans un petit café où étaient des soldats rescapés de Dunkerque. D’un régiment de 900 hommes il en était revenu 300. » L’un d’eux fait pitié, il est totalement désargenté, et la tante lui donne « 50 balles ». Après quoi, le petit groupe familial se met en devoir de trouver un taxi et se fait emmener à la ferme de M. V* près de Cozes. « La ferme est merveilleuse, eau courante chaude et froide, salle de bains, téléphone, deux merveilleuses chambres d’acajou, une très belle salle-à-manger, et, dans l’étable […], les vaches poussent un bouton qui est dans l’abreuvoir, et l’eau arrive automatiquement. » Bon repas pour les réfugiées, bonne sieste, et M. V* les emmène en auto à l’hôtel de la Croix-d’Or, où elles dorment sur des matelas dans la chambre de Mme G*.
Vendredi 21. Visite de l’église historique de Cozes, lettre à l’aviateur belge pris en stop il y a un mois. « À chaque journal parlé, nous espérons entendre dire que l’armistice est signé » Le lendemain, Mme G* accueille avec des démonstrations d’enthousiasme un jeune soldat belge de sa connaissance. Il est en civil, sur les conseils que lui ont eux-mêmes donnés, à Nantes, après l’avoir seulement désarmé, des soldats allemands, qui « trinquaient avec des soldats français ». Il ne lui reste qu’à retourner tranquillement chez lui. Quant aux réfugiées belges elles sont décidément plus royalistes que jamais depuis que Léopold III a capitulé.
Ces soldats allemands si polis
Dimanche 23 juin. Simone envie quelques personnes de l’hôtel qui sont allées à Royan pour voir les soldats allemands. « Cela vaut vraiment la peine d’être venues de si loin pour leur échapper alors que maintenant nous souhaitons les voir ! » Les jours suivants se passent dans des occupations paisibles.
Les Allemands sont là, maintenant, et « ils ont l’air gentils ». Ah ! Tout de même, on annonce que désormais « toute personne circulant avant sept heures et après 22 heures (en se basant sur l’heure allemande) serait fusillée ». Les officiers qui dînent à la Croix-d’Or ne savent pas manger les coquillages, mais ils donnent à Simone des leçons de politesse (ne pas se ronger les ongles, renouer ses lacets défaits). « Ce sont tous des jeunes gens polis, propres, intelligents […] et de plus ce sont de très beaux garçons. » Et puis, ils choisissent justement cet hôtel pour y installer la kommandantur. Les premiers s’en vont, et « les nouveaux […] sont beaucoup moins gentils […]. Ils boivent, bousculent les gens ».
Le retour
Les réfugiées belges songent au retour. Une occasion fortuite se propose le samedi 29, une auto pour Saintes. Elles ne laissent pas passer l’occasion. Une autre chance semblable les conduit à Poitiers (Vienne) le dimanche 30. Un peu en dehors de la ville, une ferme les accueille, de même que d’autres réfugiés, dans une grange. Simone fait connaissance avec les gens du lieu, avec les animaux. « Ce fut à Poitiers, je crois, que je passai mes meilleures journées », jusqu’au jour où une carriole à cheval les emmène de très bonne heure à la gare. Les voici à Paris, qui visitent le Sacré-Cœur, la place de la Concorde, les Champs-Élysées. De là, c’est en autocar qu’elles regagnent Bruxelles, le 31 juillet, et retrouvent Bobonne et d’autres bonnes personnes « qui ont été extrêmement heureuses, parce qu’elles croyaient que nous étions mortes en route ».
Bien sûr, tout n’est pas « d’intérêt historique » dans le journal de Simone, parce qu’elle raconte sa vie, jour après jour, telle qu’elle la vit – sans trier l’important et l’insignifiant, mais c’est tant mieux. Elle nous fait immédiatement appréhender ce qu’est la vie ordinaire d’une adolescente dans cette période extraordinaire. Elle ne vit pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept dans la grande Histoire, mais l’Histoire reste pourtant toujours à l’arrière-plan de tout. C’est justement parce qu’elle n’a pas l’intention de « témoigner » que Simone est un témoin des plus authentiques. Après coup, elle se présente comme « une petite fille sous influence », par ce qu’elle n’est plus d’accord avec ses idées et ses opinions du moment. Pourtant qu’il est précieux pour nous d’essayer de la comprendre et de comprendre les adultes de son entourage en faisant abstraction de ce que la suite des événements nous a appris.
Simone VOSCH-BELLIERE (1926-2015), Carnet d’une petite fille sous influence : mai, juin, juillet 1940 – APA 2656 – 74 pages manuscrites photocopiées extraites du journal que tenait cette jeune écolière belge sur un cahier d’écolière (14×21 cm).