Peut-être que le sergent Roumat, instituteur dans le civil, avait commencé à rédiger son « carnet de guerre » auparavant, mais ce qui en a été conservé et reproduit commence significativement le 10 mai. Il va tenir ce journal tout au long de la campagne de Belgique, et, ce qui est particulièrement précieux pour nous, réellement au jour le jour, malgré les circonstances. Il écrit, par exemple, le 17 mai : « La position est bien incommode pour écrire : je suis à plat ventre dans un pré ».
Un faux départ
Le 10 mai, il se trouvait à Marcoing (Nord), où, « avant que le jour ne se lève », il était prêt à s’embarquer dans un train en vue d’aller faire un stage de D.C.A. La gare se trouve sur une éminence, et sous les yeux des soldats, un terrible spectacle commence : sirène, batteries anti-aériennes tonnantes, avions ennemis lâchant leurs bombes, à une dizaine de kilomètres, sur l’aérodrome de Cambrai. « Je regardais, j’écoutais, tapi dans un coin, le cœur serré ». Ce n’est pas la peur qui domine en lui, mais le dépit que rien ne semble répliquer à l’attaque allemande. La réaction émotionnelle la plus forte, c’est au foyer du soldat qu’il la ressentira, au moment de boire un café bien chaud, en voyant entrer « une femme, son enfant sur les bras […]. Tous deux à demi vêtus pleuraient d’effroi ; je ne pus soutenir ce spectacle, je me brûlai la langue [en avalant le café] et sortis ».
Le détachement part comme prévu, mais pas pour longtemps. Arrivés à Amiens (Somme), une centaine de kilomètres au sud-ouest, ils s’arrêtent et refont le chemin en sens inverse. Retour au cantonnement à Équancourt (Somme, une vingtaine de kilomètres au sud de Marcoing). Qu’importe, son unité n’est pas encore jetée dans la bataille, et Pierre Roumat note : « la vie est belle ; je suis encore optimiste ». Il l’est « encore », c’est-à-dire que bientôt il ne le sera plus. Le soir même, il se retrouve à Étricourt (Somme, à 2 km d’Équancourt). C’est là qu’il rédige son récit de la journée qu’il vient de vivre. Il ne dit rien des deux journées suivantes qu’il y passe, avant d’en repartir le 13 à 2 heures du matin, un peu attristé de quitter ce village « si hospitalier ».
Nous le retrouvons le soir du 13 mai, à Épehy (Somme, 12 km plus à l’est), se préparant au départ en opérations. « Dans quelques heures, nous aurons quitté la France […]. La Belgique est près de nous ; nous sommes confiants ; nous reviendrons bientôt ; l’avenir sera plus sûr, la vie meilleure. »
Arrivée sur le théâtre d’opération en Belgique
Le 14 mai, leur train parvient à Braine-le-Comte, en Belgique (120 km au nord-est de leur point de départ). Et de là, « sous le soleil déjà chaud », ils gagnent à pied Écaussines (7 km au sud). « Quel accueil de la part des Belges ! Ils nous traitaient en libérateurs, en héros. » Vers le soir, les soldats français sont en train de creuser une tranchée près de la baraque en torchis qui leur est affectée, « lorsque les mitrailleuses voisines se mirent à claquer [et] un bombardier […] rasant les toits allait s’abattre tout près. Ce fut le délire pour tous. »
Le 15, après une nuit calme, un réveil brutal : « fracas épouvantable […], rafales d’armes automatiques ; des balles claquaient de tous côtés ; [on entendait] les sifflements des bombes […]. La terre vibrait ». C’est un train militaire belge qui a été pris pour cible. Il y a de nombreux blessés. « Devant nous, un jeune homme, une jambe emportée, mourait d’hémorragie. » En fin de matinée, ils gagnent Séneffe, à 15 km au sud-est. « C’est ici, paraît-il, que nous nous battrons […]. Un parc coupé d’une avenue, le soleil y filtre à peine […], une grosse bâtisse, moitié ferme, moitié château ». Roumat envie l’ombre fraîche des arbres, car, lui, il creuse sous un soleil brûlant, dans un pré attenant, un trou circulaire où doit s’installer la DCA. Vers 16 heures, il note : « J’ai camouflé mon papier trop blanc : des avions viennent de nous envoyer une douzaine de bombes, une est tombée à cent mètres : quel vacarme ! » Le soir tombe. « J’ai passé la nuit […] à la belle étoile : il faisait doux. » Mais cette nuit est troublée par le passage continuel des troupes motorisées sur la route voisine.
En milieu de journée, le 16 mai, ils s’installent sur des emplacements de combat. « Notre lieutenant nous a fait gagner ces emplacements à demi-terminés, et a fait disposer les pièces pour le tir sur objectif à terre », ce qui trouble notre sergent. Car cela signifie qu’il ne s’agit plus de défense contre avions et qu’il n’y a plus personne entre l’ennemi et eux. Le bruit court que la division nord-africaine qui était devant eux a lâché pied. « Allons-nous demain matin nous trouver les premiers devant l’ennemi ? Est-ce cela que signifie l’air inquiet de nos chefs ? »
Le déclenchement de l’attaque allemande
Le 17 au matin, « à deux kilomètres de nous, sur la pente qui nous fait face, ils sont arrivés. Trois chars d’abord, puis d’autres, puis l’infanterie. « Feu ! » Les pièces aussitôt ont craché : les caisses de munitions arrivaient sans arrêt et repartaient vides. Avant qu’ils ne soient là, j’étais confiant, prêt, [mais] dès que j’eus vu à la jumelle leurs machines de combat, je pensais à la mort possible et aussi à la vie, à la vie que j’aime. Quelques balles sifflèrent […] et brusquement, j’eus peur. » Cependant, alors qu’il n’y a pas de perte dans les rangs français, « je vis les uniformes verts couchés par notre tir ; puis l’ennemi se fit plus prudent, n’avançant plus que par bonds. Maintenant, ils se sont repliés derrière la crête ».
Cependant, vers 13 h., « notre commandant est furieux : la cinquième compagnie en ligne au bord du canal vient de revenir sans son ordre ». Cette compagnie reprendra ses positions, à l’abri d’un tir nourri des canons de 75. Mais « presque aussitôt sur notre gauche ce fut la débandade du régiment voisin : les ponts qui leur faisaient face n’avaient pas sauté ». L’ennemi s’est infiltré par là, et prend sur leur flanc les tranchées françaises en enfilade. Le commandement ordonne le repli. Le bataillon se rassemble en arrière dans un pré, mais une compagnie manque, probablement capturée.
« La nuit [du 17 au 18] a été épouvantable ; c’était pourtant une belle nuit de printemps, douce et claire, une de ces nuits que l’on passerait volontiers dehors pour respirer, pour rêver, pour aimer. » Tout d’un coup, un de ses hommes signale au sergent l’arrivée silencieuse de l’infanterie allemande. Effectivement, à la jumelle, Roumat reconnaît leurs casques. Il y en a un millier, à 600 mètres. Il croit avoir une vision. Vers 23 h., la compagnie reçoit du colonel l’ordre d’avancer. Elle comporte deux sortes de sections, probablement l’une au moins de mitrailleurs, qui est sous la direction du sergent Roumat, et dont le matériel est chargé sur de petits véhicules, et une ou plusieurs autres de voltigeurs, chargés de les protéger en progressant en éventail sur le terrain. « Nous suivions une route chargée de galets : les roues des voiturettes y faisaient un bruit que l’on devait entendre d’une lieue. Les voltigeurs, [en] colonne par trois devant nous, murmuraient : la plupart était démoralisés […]. Mes hommes aussi en avaient assez. » Au bout d’un kilomètre, on indique aux mitrailleurs l’emplacement qu’ils doivent occuper derrière une haie, en bordure d’un canal. Il est minuit. « Les voltigeurs étaient toujours à plat ventre au milieu du pré. […] [Ils] n’avaient pas pris les précautions élémentaires de la marche d’approche. » Rester visible en terrain découvert est une grave erreur.
Le repli
Tout à coup, une fusée éclaire la scène comme en plein jour. Des coups de feu claquent. Du petit bois, on crie aux hommes restés sur le pré de se rendre. « Je vis les voltigeurs en panique lever les bras […]. La section […] disparut à la lisière du bois, elle était prisonnière sans avoir tiré un coup de feu. » Le sergent ne sait que faire. « Tirer sur quoi ? On ne voyait rien ; c’était risquer la vie de ceux qui étaient pris, sans espoir de les délivrer. » Il revient donc au château de Séneffe, rend compte à ses supérieurs. De là, en deux heures, dans la nuit, la compagnie refait les 15 km de route jusqu’à Écaussines. Les effectifs ont fondu. « Je n’ai plus que treize hommes sur vingt-quatre. »
Le matin du 18 mai, pas question de dormir un peu, de récupérer après cette nuit mouvementée : le bataillon reçoit l’ordre de quitter d’urgence Écaussines, sous la pression de l’ennemi qui vient d’y pénétrer. « La ville il y a trois jours si animée et coquette avait complètement changé d’aspect […]. Elle était vide, morte […] : les portes enfoncées, des hardes éparses traînant jusque sur les trottoirs. » Une seule halte d’une heure vers midi. « Nous n’avions pas dormi ; la fatigue se faisait lentement sentir […], avec l’appui brûlant du soleil ». Les uns s’emparent d’un vélo, les autres d’une carriole ou d’un cheval. Au cours de l’après-midi, ils traversent Mons, dont « il ne restait que des ruines fumantes ». Au soir, ils ne sont pas encore arrivés. « Toute la nuit, je marchais dans un rêve. Enfin, au jour, nous passions la frontière, nous étions chez nous, à l’abri nous semblait-il ». Ils gagnent Denain (Nord) : 80 km en deux jours, dans ces conditions, c’est presque incroyable.
Sur le territoire français, de vains espoirs de rétablissement
Le 19 mai au soir, il note : « Il va de nouveau falloir se battre […]. Je ne pensais pas que l’ennemi soit si proche ». On affecte ses mitrailleuses à la garde d’un petit pont. La ville s’est vidée de ses habitants. Les hommes de sa section peuvent se reposer à tour de rôle dans une maison abandonnée. On leur signale que 5 chars ennemis se sont infiltrés, mais sans infanterie. Ce qui étonne le sergent, c’est d’abord qu’ils aient pu parvenir en si peu de temps jusqu’à leur secteur ; mais aussi qu’au réveil, le 20 mai, après une nuit très calme, « on fasse sauter les ponts pour cinq chars égarés », et qu’on leur fasse reprendre la route, en direction sud-ouest, « au milieu de colonnes de militaires mêlés aux civils, de véhicules hétéroclites, de voitures chargées à craquer le long des routes dont les fossés s’encombraient des bagages trop lourds ». Cela sent la déroute. « Le bataillon est maintenant commandé par un capitaine (le commandant ayant disparu), un député très jeune […]. J’ai confiance en lui. » Ce capitaine, il le précise plus loin est Roger Lefèvre, qui a laissé lui aussi sur juin 40 un copieux témoignage (très littéraire), Raz-de-Marée. Au moment de partir, Lefèvre « s’aperçoit qu’on lui a volé sa capote avec tous ses documents … et son carnet de notes », où il consignait au fur et à mesure tout ce qui se passait.
Pour comprendre le sens de cette marche, Roumat se fie à sa boussole, et remarque qu’on les dirige à présent vers le nord. Mauvaise nouvelle ! Cela signifie clairement qu’on a perdu l’espoir d’empêcher l’encerclement de l’armée déployée en Belgique. Ils ont pris la route de Lens (Nord, 70 km de Denain environ), où ils arrivent en fin de journée, le 22 mai. « Une caserne nous a reçus pour la nuit, nous avons même eu du pain à manger ; je me suis lavé, c’est la première fois depuis dix jours, mais je ne me suis pas rasé et la barbe me pique ».
Le 23 mai dans l’après-midi, à une quarantaine de kilomètres de Lens, ils arrivent « au Romarin », un écart de Morbecque, près de Hazebrouck (Nord). « Un jour a suffi pour nous faire tout oublier […], parce que, après les jours de peine, nous avons un répit […]. Nous avons été agréablement surpris par l’asile qui nous était offert : une grange avec beaucoup de paille dans un village coquet. » De plus, ils sont bien reçus par la population, et les caves du château voisin sont bien garnies ! Enfin, il fait la conquête d’une jolie fille, sur laquelle il compte « pour passer plus agréablement le temps ». Tous espèrent bénéficier de quelques jours de repos dans ce havre de paix, où ils commencent par passer une bonne nuit réparatrice.
Mais le lendemain 24 mai, il a déchanté. Tout d’abord, sa conquête lui a été soufflée par un adjudant ! Du coup, il se sent ridicule et se met à se demander si ce n’est pas une espionne cherchant à s’infiltrer dans leurs rangs ! Mais surtout, dans l’après-midi, ils repartent précipitamment, escortés par l’aviation ennemie qui les bombarde. Au soir, ils arrivent dans un autre village, dont ils ne savent pas le nom, « un village fraîchement abandonné », où, faute de pain, ils trouvent du moins, « à l’étal d’une boucherie, des quartiers de viande fraîche, [et] des lapins dans un clapier ». A la nuit, ils font une courte étape encore. « La terre est humide mais nous nous couchons comme un seul homme. »
Au petit matin, le 25 mai, il est encore mal réveillé quand les officiers donnent leurs instructions. Une ligne de tranchées a été creusée, un canon de 47 mis en batterie. Il y a même un blockhaus. On se déploie sur le terrain. On s’y installe. On dit que l’ennemi est proche. Pourtant tout semble tranquille.
En fin d’après-midi, le 26 mai, il n’est plus question de résister sur place. Le canon est déjà parti. L’ordre est d’abandonner la tranchée, qui a été pourtant bien aménagée. Il n’y a pas de relève. « Je crois qu’il s’agit d’un simple repli avec abandon de positions sans tirer un coup de feu ! Bizarre ! »
Les dernières étapes de la déroute
Le matin du 27 mai, ils franchissent la frontière, rentrent en Belgique. Dans ce plat pays, il y a une colline et, au sommet, un village, Neuve Église (Nieuwkerke). Quelle heure était-il ? Il ne le sait pas. « Ma fatigue m’a fait perdre la notion de temps ». Dans la montée, une salve d’obus leur tombe dessus, « puis, ce fut la traversée au pas de gymnastique de la zone dangereuse. Devant l’église mutilée nous courrions, posant les pieds sur les cadavres (tous des Anglais) qui jonchaient le sol. » Ensuite, ils s’égarent, perdent le contact avec l’unité qui les précède, ils ont faim. Heureusement, installés dans une étable, des Anglais les ravitaillent. Ils repassent en sens contraire la frontière, sont bien accueillis dans un village français. Le soir, Roumat reçoit l’ordre de mettre ses mitrailleuses en batterie sur le bord de la route. Mais à peine installés, il leur faut repartir dans la nuit.
À l’aube du 28 mai, sa section perd à nouveau le contact avec les autres. « Puis ce sont les véhicules, les kilomètres, le soleil, l’aviation, tout le désordre de la retraite. » (18). Ils prennent à travers champs. Roumat exténué s’endort derrière une haie. Au réveil, ses camarades ne sont plus avec lui.
L’espoir d’embarquer pour l’Angleterre
Au soir du 29 mai, il est à Teteghem (Nord). « Je suis encore empli d’horreur par le spectacle et l’étendue de notre déroute. »
Dans la journée du 30, il atteint Bray-Dunes, « avec ses amoncellements de matériel détruit, les chevaux morts dans les fossés ». Il passe un canal par un pont de fortune, l’autre étant détruit. Enfin, à la Panne, il retrouve sa section, ou ce qu’il en reste, il y a eu des morts et des blessés. Les avions allemands les mitraillent et les bombardent sans arrêt. « Un avion canadien enfin, le premier depuis vingt jours, mais il est seul et fonce dans le tas, il y fait du beau travail, du travail qui nous plaît, mais tout a une fin, il est abattu… »
Combien ont-ils fait de kilomètres, à pied, depuis Denain ? Difficile à dire. Peut-être 150, en 12 jours ? Calcul trompeur, de toute façon. Car, dans cette marche à l’aveugle, ils ont fait de nombreux détours.
Ils quittent les dunes le soir du 30, pleins de l’espoir d’embarquer. « L’attente fut longue […] dans le pré où nous étions étendus dans la rosée […]. La confiance revint avec l’embarquement dans des autobus grand luxe. » Ils dépassent Petite-Synthe.
Le 31 mai et le 1er juin, ils sont à Capelle-la-Grande, où ils logent à l’école. Ils commencent à s’organiser, font même un bon repas avec les vivres qu’ils ont pu récupérer. Mais au soir, il faut encore repartir, faire trois ou quatre heures de marche.
Blessure et soins dans des conditions précaires
Au petit matin du 2 juin, ils sont à Saint-Paul-sur-Mer (Nord), « massés sur le bord d’un talus […]. À quelque cent mètres de nous, les pétroles brûlent. » Tout près d’eux également, les fusiliers marins ont installé une grosse pièce d’artillerie qui tire continuellement. Roumat et ses compagnons font un « repas copieux : du sucre, des raisins secs, des sardines », doivent s’enterrer dans le sable pour se protéger du bombardement. « La nuit vient doucement […]. La rafale d’obus déferle sur nous. Nous en avions vu d’autres, aussi l’impression produite n’est pas trop forte […]. Tout à coup, un léger choc, suivi d’une impression de chaleur à la cuisse droite. Je suis blessé […]. Je passe la main sur ma culotte : elle est gluante de sang. » Un de ses camarades est plus fortement touché : « allongé dans son trou, il râle, atteint d’un éclat à la tête ». Les médecins, entièrement occupés par ceux qu’ils peuvent encore sauver, ne soigneront pas ce mourant.
Avec l’aide de deux autres, Roumat essaye d’atteindre le poste de secours. Mais où se trouve celui-ci ? L’un d’eux se souvient que le fort Mardyck est tout proche. Effectivement, à l’entrée, une ambulance prend les blessés en charge. Dans le véhicule, « l’un pleure comme un enfant, une voix lointaine dit des mots vides de sens. Le règne de la souffrance et de la mort ». À toute allure, malgré les cahots et la mitraille, l’ambulance atteint l’hôpital de Zuydcoote. Dans la salle où on l’emmène, « des brancardiers passent, portant des blessés vers la table d’opération, d’autres blessés recouverts d’une couverture, des cadavres. Des fiévreux ont soif, ce sont des cris, des appels, des pleurs, du délire. Dans ces douleurs d’hommes reviennent toujours les noms des femmes qui consolent : la maman ou l’épouse ». Par contraste, il se juge privilégié : « Je suis blessé légèrement et dans quelques jours, je serai sur pied. En attendant, je suis à l’abri […]. Moins de fatigues, d’aventures, de périls ».
Le 3 juin, l’hôpital est bombardé. « La journée fut longue et la nuit terrible […] : un obus éclata même tout près de moi […]. Il y eut des cris, des victimes. » Le personnel médical s’est mis à l’abri dans les caves, sauf quelques courageuses infirmières, et on entend la voix de l’aumônier qui domine le tumulte, encourageant les blessés.
Le matin du 4, des Allemands traversent la salle. « Je ne suis pas seulement un blessé […], je suis aussi prisonnier de guerre. Et cela s’est fait tout simplement, sans même changer de place ».
L’opération de le dernière chance
On ne lui a pas refait son pansement. Il s’en étonne. Finalement, le 5 ou le 6, il se résout à appeler à l’aide. « À peine le pansement défait, un liquide noirâtre coulait de la plaie avec une odeur infecte ». Le médecin ne fait ni une ni deux : direction la salle d’opération. Dans les vapeurs du chloroforme, il entend une voix dire : « il était temps ».
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« Mes yeux s’ouvrent à l’obscurité dans une salle que j’ignore ; je suis seul étendu sur un brancard. Je me souviens : l’opération ! Et machinalement, je porte ma main à la cuisse. Ma jambe est toujours là. » À son poignet est fixé un petit paquet : l’éclat d’obus qu’on a retiré de sa cuisse.
Les jours passent. Plusieurs blessés, près de lui, meurent du tétanos. Il souffre, il a faim, il manque de tabac. Les nouvelles (prise de Paris, gouvernement Pétain, armistice) leur parviennent comme dans un brouillard. Il se lie avec d’autres patients. Il se promène. Il est convalescent. Mais il espère que les Allemands ne s’encombreront pas de prisonniers blessés. En quoi il se trompe : il part pour l’Allemagne le 6 juillet, séjournera plusieurs années dans un stalag de Westphalie, et ne sera libéré que le 12 mars 1945.
Pierre ROUMAT (1917-1993), Carnet de guerre, 95 p. (APA 1471) – mai-juin 1940, p. 1-31. Journal au jour le jour jusqu’en juillet 1940, suivi du récit de ses années de captivité.
Merci René, pour le travail de recherches et de relectures actives des textes de l’APA.
On suit avec clarté l’évolution dans le temps et l’espace des témoins de ce grand « casino » national où des êtres de tous âges et de toutes conditions se croisent, s’ignorent, s’aident et finissent par s’éloigner comme dans un cauchemar : des citoyens habitués à une existence organisée se mélangent dans une sorte de fresque qui s’improvise sans que rien ne puisse s’organiser, ce patchwork de textes rend bien compte de l’improvisation et de la misère d’une nation complètement dépassée : moi, né dix années plus tard, je ne me suis jamais remis de cet effondrement, car il rend bien compte de notre dénuement face à l’imprévisible, « la vie est ailleurs », dit le poète, et il s’agit bien là d’une preuve que tout peut arriver.
La réalité dépasse toujours ce qui est imaginable et ces témoignages vivants glanés patiemment donnent un panorama hétéroclite édifiant.
Le pire et le meilleur sont toujours envisageables, demain encore, naturellement.
La vie nous dépasse !