Il est déjà connu comme journaliste d’extrême droite et critique de cinéma. Collaborateur de Je suis partout depuis 1932, il fait figure de fasciste déclaré, mais reste assez réservé vis-à-vis de l’Action française et de Maurras, dont il avait pourtant été proche et qui est trop cocardier à son goût. Il est avant tout pacifiste. Il n’en est pas moins patriote, bien sûr, mais il est partagé entre la conviction que cette guerre contre l’Allemagne est une erreur et le désir que le pays s’y montre à la hauteur de son destin. Il ne cessera pas de vomir sa bile sur les responsables de tous les niveaux, au vu de la tournure que prennent les événements.
S’il a eu très tôt le goût de la chose militaire – il a un peu moins de onze ans à la déclaration de guerre en 1914 et, dans son enfance solitaire, la passion des soldats de plomb –, sa faible constitution ne lui a pas permis d’en avoir une expérience bien marquante. Il n’a effectué en effet, sur décision du conseil de révision, que six mois de service auxiliaire en 1927, en Rhénanie. Il n’est pas mobilisé à la déclaration de guerre de 1939, mais, étant pourvu d’un « fascicule bleu », il n’est appelé qu’en janvier 1940 à rejoindre à Briançon, comme simple soldat, le 159e Régiment d’Infanterie Alpine. Dégoûté de la vie stupide qu’on lui fait mener, il intrigue pour se faire nommer en avril là où il espère être plus utile, en l’occurrence au 5ème Bureau, autrement dit dans les services de renseignement, à Paris, près des Invalides. Tous les soirs, il peut rentrer chez lui à Neuilly.
Au cœur des services secrets
Avenue de Tourville, son uniforme de 2ème classe (affecté pour la forme au 19e Régiment du Train) détonne un peu au milieu des officiers très galonnés. Mais il se tire assez bien de sa tâche de fabricant de faux papiers. On ourdit une opération mystérieuse de sabotage d’installations pétrolières en Roumanie. Ça tombe bien : « Vous connaissez la Roumanie, n’est-ce pas ? ». Et pour cause : la femme de Rebatet est Roumaine. On prépare également la guerre probable avec les Italiens, en tentant de situer leurs unités sur la carte.
« Le vendredi 10 mai, les sirènes d’une alerte nous éveillèrent vers cinq heures du matin ». Rebatet et sa femme, accoudés à leur balcon, à Neuilly, essaient de se rendre compte de ce qui se passe : quelques avions très haut dans le ciel, poursuivis par les tirs de la DCA, ça ne veut rien dire. Mais en traversant la cour, avenue de Tourville, il apprend d’un soldat qui l’a appris de la T.S.F. la nouvelle de l’invasion. Sa première réaction est de penser que les Allemands ont commis une erreur. « Il fallait […] que l’embarras de l’Allemagne fût grave pour qu’elle se jetât ainsi sur un adversaire formidablement retranché ». Certes, en se réjouissant que son pays soit, pense-t-il, en position de force, il n’oublie pas pour autant son hostilité à la République : « Notre régime n’avait point mérité cette chance ». Quoi qu’il en soit : « L’embusque à Paris, légitime quinze jours plus tôt, devenait indigne ». Il demande en vain sa mutation dans un corps de troupe.
« Samedi, dimanche, lundi. Il faisait beau, incroyablement beau […]. Les beaux quartiers avaient achevé de se vider […]. Les grandes avenues, démesurément élargies d’être désertes, avaient une angoissante solennité ». S’il y a foule, le 11 mai, c’est seulement dans les grands magasins, pour des achats d’urgence avant un départ vécu comme celui des vacances. Mais Rebatet est tout de même mieux informé que la moyenne des gens : en croisant les informations dont il dispose, il voit bien que les journaux mentent et que la situation se dégrade rapidement.
Panique avenue de Tourville
Le 14 mai, « nous apprenions, au 5ème Bureau, la capitulation de l’armée hollandaise ». Le 15 mai, la percée de Sedan y jette la consternation. « Le lendemain matin, le jeudi 16, en sortant de chez moi, je vis le long du trottoir de l’avenue de Neuilly une camionnette de réfugiés, des enfants, des femmes, un vieux, harassés, hébétés […]. La guimbarde avait la plaque de l’Aisne […]. Comme ce nom rapprochait la bataille de nous ! ». Ce même jour, c’est la panique avenue de Tourville. On distribue même des armes aux soldats du service : « Pour ma part, je me vis gratifié d’un joli pistolet belge […], mais veuf de toute cartouche ». On incinère des papiers, ou bien on les entasse dans des caisses en vue d’un déménagement d’urgence. Le 17 mai, on croit pouvoir respirer : Giraud vient d’être nommé à la tête de la IXe Armée débandée, en remplacement de Corap. On se remet aux préparatifs des hostilités probables avec l’Italie, qui vient, paraît-il, d’envoyer un ultimatum à la Yougoslavie. Mais faute de liaison téléphonique propre au service, on perd un temps infini. Et l’attaché militaire yougoslave, un fêtard ignare, est introuvable. Quand on parvient enfin à joindre Zagreb, à dix heures du soir, il s’avère que la nouvelle de l’ultimatum était un bobard.
« 18, 19, 20 mai. J’ai dû prendre au service cartographique des rallonges à notre carte de France que la bataille a débordée de toutes parts […]. Les noms de l’autre guerre reparaissent ». Mais cela rassure plutôt les officiers d’état-major qui entourent Rebatet : ils connaissent le terrain dans ses moindres replis. « Pourtant, non, cette guerre n’avait plus un trait de l’autre ». Et voilà que le général Giraud, sur lequel on comptait, est fait prisonnier ! « L’offensive allemande ressemblait de plus en plus à un typhon, à une inondation, [à] une avalanche, [à] une tempête ».
« Le 19 au matin […], Weygand était nommé généralissime » et le gouvernement était remanié. Cela suffira-t-il à redresser la situation ? Le 20, en entrant dans un bureau, Rebatet a la surprise de se trouver nez-à-nez avec le Comte de Paris, prétendant au trône de France. Il y a au Service de renseignement une atmosphère de complot. « On croisait dans les couloirs plusieurs officiers à particule qui portaient […] un air de bonheur sur leur figure […]. La France, depuis ce matin, était un peu moins républicaine ».
Le mercredi 22 au matin, Rebatet envoie sa femme et sa sœur se mettre à l’abri. La gare de Lyon fourmille de soldats qui, permissionnaires au moment du 10 mai, n’ont pu rejoindre leur unité et sont renvoyés dans des dépôts du Midi. Au 5ème Bureau, on est assez bien informé – c’est la moindre des choses. « Nos armées sont coupées en tronçons », annonce le bulletin du service. Une brèche est ouverte entre Péronne et Arras. « L’offensive allemande se ruait dans ce couloir comme un ouragan, dont la vigueur se décuple quand des murailles l’enferment ». Analogie hasardeuse, mais qui ne sera pas démentie par les faits.
Le lundi 27, quand on annonce la capitulation des Belges, Rebatet ne partage pas l’indignation exprimée par Paul Reynaud, qu’il juge hypocrite : leur situation était sans issue. L’Italie est toujours une menace, le Service de Renseignement ne l’oublie pas : on apprend « qu’il y a en gare de Modane dix wagons de manganèse à destination de l’Italie ». C’est une matière première stratégique, rien ne serait plus simple que de les retenir sous un quelconque prétexte. Faute de trouver une autorité capable d’en prendre la responsabilité, on n’y parvient même pas. Toute l’attention est tournée vers Dunkerque. « Malgré tout, une accalmie se faisait dans la bourrasque. Le tonnerre de Dunkerque marquait une espèce d’entracte ».
Viré, suspect, traqué
En rentrant chez lui, un soir (le 30 ou le 31 mai), Rebatet trouve son appartement dans un triste état. « Chacune des quatre pièces était bouleversée de fond en comble, les matelas basculés, les meubles déplacés, les tiroirs renversés, les volumes, les disques éparpillés au hasard ». Un commissaire est là, avec une demi-douzaine de policiers. C’est eux qui ont fouillé sur ordre le logement. Certes, Rebatet était prévenu par ses amis de Je suis partout. Le ministre de l’Intérieur Mandel vient de prendre des mesures contre les fascistes français considérés comme complices des Allemands. Rebatet ne peut se résoudre à coucher dans son appartement dévasté, il se rend aussitôt chez un de ses amis : celui-ci a été perquisitionné lui aussi. Le lendemain, au 5ème Bureau, « j’exposai mon affaire, en m’évertuant à un air détaché […]. Je redevenais un journaliste compromis politiquement. Cela ne me paraissait plus compatible avec ma présence au S.R., et je sollicitais mon renvoi immédiat aux armées ».
Effectivement, après une journée qui lui donne « quelque avant-goût des sensations d’un homme traqué », il est convoqué, le matin du lundi 3 juin, à l’École Militaire. On y réunit « la fine fleur des embusqués », c’est-à-dire de tous ceux qu’on a pu récupérer çà et là dans toutes sortes de planques, pour les emmener en autobus à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de Paris, dans la région de Saint-Germain en Laye, à Chambourcy (Yvelines). On y forme en hâte la 107e Cie du 19ème Train, au C.OR.A2 (le Centre d’Organisation Automobile N°2), doté d’ « un parc énorme de véhicules, des files de camionnettes arrivées tout droit des grandes usines françaises, des centaines de camions américains battant neuf, entièrement équipés ». Seulement, dans ce « régiment de camionneurs […], il s’en trouvait près de la moitié qui n’avaient jamais touché un volant de leur vie ». L’encadrement, n’en parlons pas. Un capitaine veut arrêter de pauvres filles qui habitent à proximité et lui apparaissent, on ne sait pourquoi, suspectes ; un sous-officier organise une chasse ridicule pour s’emparer d’un prétendu membre de la cinquième colonne qui ferait la nuit des signaux avec une lampe (fantasme fréquent en juin 40).
Rebatet n’est pas vraiment ravi par la fréquentation des embusqués… débusqués (dont il fait partie, après tout !). « La 107e Cie groupait dans ses rangs un ghetto des plus réussis […]. Nous avions les Juifs parisiens, invertis sucrés […], les Juifs algériens, boudinés, huileux ou saurs, les Juifs bessarabiens, livoniens, hongrois, l’œil glaireux, l’échine inquiète, le teint moisi […], une invraisemblable armée de petits esthètes glapissants, de Corydons de pissotière ». Petit échantillon du racisme invétéré de Rebatet. Il avait pourtant mis une sourdine à ce genre d’éructations depuis la déclaration de guerre. Mais la menace qui pèse sur lui personnellement le traumatise. En visant les fascistes français dont il est une des figures en vue, « Mandel était dans son horrible logique de Juif ». Le 6 juin, Rebatet apprend justement par la radio l’arrestation de ses amis. Lui-même se sent en cavale, craignant à tout instant qu’on lui mette le grappin dessus, mais en réalité il est protégé à la fois par son uniforme et par la pagaille générale. Le chercherait-on qu’on aurait bien du mal à le dénicher.
Embarqué comme du bétail
Le dimanche 9 juin offre, à Chambourcy, toutes les apparences d’une partie de campagne : les épouses sont venues rejoindre leurs époux, on pique-nique et on trinque, malgré le bruit des bombardements sur Pontoise et de la DCA. En fin d’après-midi : rassemblement ! Préparatifs de départ imminent. « Je ne savais même pas piloter décemment une voiture. Je n’aurais même pas à user un peu mes bonnes jambes. J’allais être véhiculé comme le plus inutile paquet […]. J’avais ardemment et candidement souhaité de vivre dans cette bataille […]. Le sort me l’avait refusé ». Toute la nuit, le vrombissement des avions et les explosions des bombes troublent le sommeil. Nuit d’ailleurs abrégée par le clairon du réveil : « La diane sonna à trois heures du matin ».
Le 10 juin au matin, donc, le convoi s’ébranle. Pour leur part, Rebatet et une dizaine de ses camarades sont empilés dans une camionnette « bouchère » prévue pour le transport de la viande fraîche. Dès Versailles, on est pris dans un gigantesque embouteillage, mêlant civils et militaires. « Cette cohue était enchevêtrée roue à roue, trente voitures de front pressées sur la chaussée, débordant sur les trottoirs ». On voit que le style de l’auteur ne recule pas devant l’hyperbole épique. On ne tentera pas de relever tous les détails burlesques ou grotesques qu’il ne manque pas d’accumuler, ni les allusions récurrentes à la frénésie sexuelle qui s’empare des uns (les soldats) et des autres (les femmes rencontrées en chemin) et qui relève de ce qu’il nomme « L’Éros des désastres ». Il y voit certainement un signe de la décadence des mœurs contemporaines, mais aussi l’occasion d’exprimer sa profonde misogynie par des allusions répétées « aux vapeurs, aux humeurs, aux chaleurs utérines ».
Malgré l’encombrement, on avance : Montlhéry, Etampes (dont le camp d’aviation a été sévèrement bombardé), Orléans. Lors d’une halte, à chacun de se débrouiller, aucun ravitaillement n’a été prévu. On apprend fortuitement l’entrée en guerre de l’Italie par le bouche-à-oreille. Enfin, au bout de 160 km au moins, on fait étape en Sologne, à la lisière d’une forêt, près de Jouy-le-Potier (Loiret) où « nous rôdâmes toute la journée du lendemain », avant de faire, vers le soir, la trentaine de kilomètres qui les amènent à Chambord (Indre-et-Loire). Rebatet fait partie du petit groupe chargé de « flécher » l’itinéraire et de monter la garde près du château où sont entreposés les chefs-d’œuvre du Louvre. Mais les soldats n’ont pas d’armes. Un gardien intrigue auprès du maire pour leur en fournir : à Rebatet un fusil de chasse et à son camarade un petit 6.35…
La France des bistrots et de la veulerie
Le 12 juin, on fait 115 km et on parvient à Azay-le-Ferron (Indre). « La haute et profonde forêt enfermait de tous côtés notre immense caravane. Il ne nous restait plus une goutte d’essence ». Pour toute subsistance, quelques boîtes de pâté et du pain. Il pleut. On passe la nuit plutôt inconfortablement dans les camions. Le 13, pour boire, on recueille un peu d’eau de pluie dans des gamelles ou des seaux. Le ravitaillement en essence arrive tard dans la journée et le plein prend un temps fou. Rebatet et un de ses camarades gagnent à pied le plus proche hameau où ils arrivent non sans mal à négocier une omelette et du vin, tout en entendant à la radio l’appel humiliant et vain de Paul Reynaud au président Roosevelt.
Enfin, à trois heures du matin, le 14 on repart vers l’ouest et on arrive, au bout de 220 km, à Fougeré, près de la Roche-sur-Yon (Vendée), où on peut dresser les tentes. Après une journée de repos, on pousse, 20 km plus au sud, jusqu’au château de Salidieu, entre Mareuil-sur-le-Lay et Bessay (Vendée). Ce dimanche 16 juin, malgré la nouvelle de la prise de Paris, ils découvrent avec plaisir un bourg charmant et un bistrot où on leur sert « un petit pichet rose du pays, absolument délectable ». Et « la patronne acceptait de fricasser pour les poilus […]. Nous en étions à notre septième jour de biscuit moisi ». On est là aux premières loges pour voir passer l’exode. « C’était le déménagement hagard de tout un peuple ». Rebatet est partagé entre la pitié et le mépris. « Le sort de ce troupeau imbécile et apeuré ne m’arrachait pas une larme ».
Le 17, à l’heure du déjeuner, dans le petit café sympathique où ils prennent leur repas, Rebatet et ses amis entendent l’allocution du maréchal Pétain. « Quelle fortune, au bord de l’abîme, que d’avoir possédé encore ce vieux et digne soldat ! Lui seul, au nom de ses anciennes victoires pouvait traiter avec l’ennemi […]. À la dernière seconde, la France était arrachée aux mains des fous, des bandits, des Anglais et des Juifs. »
Derniers soubresauts
Les hostilités ne sont pas terminées pour autant. Pas encore. On se prépare dans la journée du 18 à un nouveau départ, qui a lieu à 2 heures du matin. Le 19, donc, malgré les embouteillages les plus incroyables, on parcourt plus de 300 km. La camionnette perd le contact avec les autres véhicules du convoi. « D’un commun accord, nous décidâmes d’aller passer le nuit un peu à l’écart », en l’occurrence « à Lasteyrie, un petit hameau de Corrèze, près d’Allassac. Il ne restait là qu’une quinzaine de braves femmes », qui les accueillent à bras ouvert. Le 20, la petite troupe rejoint le gros de la compagnie pour une dernière étape de 95 km qui les mène, par Brive-la-Gaillarde et Sarlat, jusqu’à Siorac-en-Périgord (Dordogne). Depuis Chambourcy, ils ont parcouru plus de 950 km.
« Trois cent mille hommes venaient s’échouer sur le territoire de deux cantons. Avec un groupe d’artillerie lourde pourvu encore de tous ses officiers, le C.OR.A2 […] était peut-être la seule unité demeurée plus ou moins cohérente », ce qui est un comble pour une formation aussi improvisée et hétéroclite. Cette « armée de la Dordogne » a piètre allure. « Parmi les dizaines de pauvres diables à pied […] mourant de faim […], nous ne vîmes pas un officier. Pas un […]. Ce que je dis ici n’est sans doute point vrai pour tous les secteurs […]. Mais je témoigne de ce que mes yeux ont vu ».
Il est question de défendre encore le pont sur la Dordogne, une section de tirailleurs marocains y prend position, mais le cœur y est moins que jamais. Le 23, on apprend que l’armistice va être signé. Il entre en vigueur le 25. Selon Rebatet, seul le « clan anglophile » (entendez ceux qui écoutent d’une oreille favorable l’appel de De Gaulle) ne s’en réjouit pas. « Dans Siorac, le rut et la liesse soldatesques atteignaient à des proportions repoussantes ». Rebatet et ses camarades préfèrent s’installer à quelque distance, au château de Campagnac.
Mais déjà, entre le 10 et le 15 juillet, jour de sa démobilisation, Rebatet est déçu par le caractère à ses yeux hypocrite et bondieusard du nouveau gouvernement, béni par l’épiscopat et appelant à la repentance. Il est en effet aussi viscéralement hostile à la bien-pensance et à la religion qu’il est antisémite. Il stigmatise dans son carnet « la République auvergnate » et son côté « provincial, prudhommesque ». Dès qu’il le peut, il se procure un vélo et gagne, par Cahors et Albi, à 650 km de là (selon son calcul), le village de la Drôme où sa femme et sa sœur se sont réfugiées auprès de sa mère.
Lucien REBATET (1903-1972), Les Décombres, Denoël, 1942, mai-juin 1940 : p 331-469 (rééd. dans Mémoires d’un fasciste, t. 1, Pauvert, 1976, et dans Le dossier Rebatet, R. Laffont, 2015), un des plus grands succès de librairie de l’Occupation, rédigé entre juillet 1940 et mai 1942. – Voir Robert Belot, Lucien Rebatet, un itinéraire fasciste, Seuil, 1994, en particulier « La guerre fantomatique d’un fascicule bleu », p. 235-249. – Rebatet, un des plus purs exemples de collaborationnisme au cours de l’Occupation, a été condamné à mort en 1946, puis gracié par V. Auriol, et est sorti de prison en 1952.
Vous notez le tiraillement de Rebatet entre un patriotisme réel, bien que pacifiste, et son attrait pour le fascisme, c’est-à-dire, concrètement, pour le régime hitlérien, pour l’Allemagne nazie. Cet attrait reste au début très discret, mais son patriotisme ne dure qu’aussi longtemps qu’il croit l’Allemagne dans l’erreur quand elle attaque une France « formidablement retranchée ». « Notre régime, écrit-il déjà, n’avait pas mérité cette chance ». On ne saurait imaginer patriotisme plus ambigu, plus méprisant. Lorsqu’il découvre l’étendue de l’impréparation, de la désorganisation françaises, sa haine et son mépris pour les valeurs de la république condamne à ses yeux La République Française, et dès lors il n’est plus question de patriotisme. Il glisse selon sa pente, c’est-à-dire selon le sourd désir d’une défaite qui soumettrait la France au fascisme hitlérien.
Instructive est à cet égard sa réflexion relative à ces officiers « à particule » qui, après l’annonce de la capitulation de la Hollande, « portaient un air de bonheur sur leur figure. La France était depuis ce matin un peu moins républicaine. » Il y a là tout un art de dire sans dire, de laisser entendre, sous forme de simple constat, ce qu’il vaut mieux sans doute ne pas écrire en toutes lettres.
Les deux ou trois lignes sur ce qu’il appelle « un ghetto des plus réussis » sont insupportables à lire. On le voit véritablement vomir, vomir sur les Juifs sa propre pourriture intime, dont il cherche , n’étant pas en mesure de l’affronter en lui-même, à se décharger, à « se soulager » sur la victime déjà désignée.
Tout cela est fort juste. Mais ce qu’il y a vraiment de plus singulier dans le témoignage de Rebatet, c’est que pour lui, la débâcle est une chance, la pagaille lui permettant d’échapper à ce qu’il perçoit comme la vindicte du « Juif Mandel ».